Data centers et énergie : démêler le vrai du faux

Publié le 08 décembre 2020 par Aelan

Le sujet des data centers pourrait être l'apanage d'experts techniques et scientifiques. Pourtant, il est régulièrement l'objet d'articles dans la presse grand public, avec des titres un brin sensationnalistes 😱. Petit florilège pour vous en convaincre :

  • Saturé par les data centers, le réseau électrique d’Ile-de-France va-t-il craquer ? - Le Parisien - Janvier 2020
  • Les data centers, monstres avides d’énergie - Libération - Août 2014
  • Numérique et écologie : les data centers, des gouffres énergétiques ? - Sciences et Avenir - Mars 2018
  • Peut-on gérer la croissance effrénée des data centers du Grand Paris ? - La Tribune - Mai 2015

Comment un sujet aussi technique se retrouve-t-il sur le devant de la scène ?
Cela tient sans doute à la part de mystère 👻 et de fascination qui entoure ces lieux : boîtes noires, ambiance de film de science-fiction, royaume des machines. Le sujet fait appel à notre imaginaire collectif.
Mais c'est surtout parce qu'au travers de cet ensemble obscur, la presse interroge l'évolution du numérique et ses impacts sur notre société, au premier rang desquels on trouve l'environnement et l'urbanisme, deux sujets majeurs dans la construction de territoires plus résilients.

Nous avons pris le parti d'aborder ce sujet très "technique" pour plusieurs raisons.

Tout d'abord parce qu'au cours de notre "immersion" dans le passionnant sujet du numérique responsable, nous avons voulu en savoir plus sur cet élément indispensable de notre présent numérique. Ayant entendu des sons de cloche différents sur l'impact énergétique des data centers, nous nous sommes posés une question simple mais fondamentale : De quoi dépend la consommation électrique des data center ?. En cherchant une réponse, nous avons pu constater à quel point il est difficile de trouver une information claire, objective, documentée et surtout non dogmatique. Sur un sujet aussi sérieux, cela ne nous semblait pas normal.
Ensuite, parce que pour parler d'impact carbone du numérique, il nous paraissait important de bien comprendre l'ensemble de la "chaîne de production", y compris ses coulisses.
Enfin, parce que nous avions l'intuition que ce que nous voyons aujourd'hui, n'est surement pas ce que nous verrons demain et qu'il y avait, peut être, un nouveau sujet de sobriété numérique.

Au travers d'une approche pédagogique du sujet, nous essayons de synthétiser et vulgariser la littérature de recherche (cf. références) afin que chacun puisse comprendre le sujet et ses enjeux énergétiques actuels et futurs. Résolument tournés vers l'action nous proposons un certain nombre de préconisations dont certaines spécifiquement dédiées aux collectivités territoriales avec lesquelles nous aimons travailler.
Contrairement à beaucoup d'articles sur le sujet, nous avons fait le choix de nous appuyer uniquement sur des articles de recherche scientifique afin de limiter au maximum les biais d'interprétation.

Nous vous souhaitons une bonne lecture !

Sommaire

Le sujet étant compliqué et notre savoir, comme les ressources, limité, n'hésitez pas à réagir, à nous envoyer vos retours et corrections !
Nous avons choisi de nous concentrer sur la phase d'utilisation des data center dans cet article. Il s'agit de l'étape du cycle de vie des data centers qui émet le plus de GES. Les enjeux liés à la phase de construction du matériel ne seront ici pas abordés
.

Préambule : qu'est ce qu'un data center ? à quoi ça sert ? à quoi ça ressemble ?

Le cerveau du numérique

Les data centers constituent le troisième pilier de notre univers numérique.
Par analogie avec le corps humain, ils représentent le cerveau du numérique. C'est en effet là que les informations et demandes de transaction sont envoyée et traitées, là où l'information est stockée. Les opérations complexes de calcul y sont réalisées et les algorithmes y sont opérés. Si on file la métaphore du corps humain, le premier pilier du numérique - les équipements utilisateurs - seraient les mains ou les pieds, le second pilier - le réseau et son infrastructure - seraient les nerfs 😉.

Un lieu, beaucoup de machines, de matériels et de logiciels

Un data center désigne un lieu : un bâtiment, des pièces d'un bâtiment, une seule pièce.

A l'intérieur de ce lieu, on trouve d'abord de nombreux équipements informatiques qui vont permettre de recevoir, traiter, stocker et envoyer l'information :

  • Des serveurs : machines capables d'effectuer diverses opérations de traitement
  • Du matériel de stockage : disques durs notamment
  • Des câbles réseaux, des routeurs, des switchs... tout ce qui permet de faire circuler l'information

Ce matériel est rangé dans des "armoires" et fonctionne 24h/24 et 7j/7.
D'autres équipements, non informatiques, viennent compléter le tableau : groupes électrogènes, onduleurs, système de pilotage, systèmes de refroidissement, etc.
Enfin, des composants essentiels mais invisibles, les logiciels, permettent au data center de fonctionner en assurant la supervision du lieu et des machines, le pilotage mais aussi la sécurité du lieu, des machines et de leur contenu. .

Il n'y a pas de critère de taille pour un data center. On en trouve de toute taille : de la petite salle avec quelques serveurs aux ensemble de N bâtiments. Les data center peuvent être internes à l'organisation ou externalisés, à usage exclusif ou mutualisé avec d'autres structures (on parle parfois de colocation).

Un décor et une ambiance de film de science-fiction

Les plus gros data centers offrent des visuels assez cinématographiques 🎦.
Généralement localisés dans des endroits peu urbanisés, ils ressemblent de prime abord à de gros bâtiments industriels. Plus précisément, à des sites de production d'énergie. D'ailleurs, il n'est pas rare que des panneaux solaires ou des éoliennes entourent les bâtiments.

A l'intérieur, le cœur névralgique est composé d'immenses salles remplies d'une énorme quantité de serveurs, de câbles et d'autres matériels informatiques.
Rangées dans des armoires, ces machines sont plongées dans le noir 🔦. Mais cette obscurité est en fait relative. Le clignotement incessant des diodes de couleur (vertes, bleues, rouges, etc.), témoins de l'activité continue des appareils, assure une luminosité continue.
Question ambiance sonore, ce n'est pas beaucoup mieux... 👂 La climatisation tourne en permanence et des relevés ont même montré que le volume sonore atteint près de 80dB, soit le seuil de risque pour l'oreille humaine. Pour l'ambiance son et lumière, vous pouvez jetez un oeil et une oreille à cette vidéo !

Dans les gros data centers, il y a évidemment des employés pour surveiller, maintenir de manière préventive ou curative, mais soyons clairs. Ils ne sont pas majoritaires ! Le data center de Facebook,en Suède, (on n'a pas choisi le plus petit 😉), compte 1 employé pour 25 000 serveurs 😲, et il y a quand même 150 employés !

On comprend bien que tous les éléments d'un décor de film de science-fiction sont réunis ! Coulisses et cerveau du numérique, machines à perte de vue, lumière saccadée, bruit assourdissant, absence d'humains. Les figures de HAL, le robot qui prend le contrôle sur l'homme dans 2001 l'Odyssée de l'Espace de Stanley Kubrick, ou des machines qui dictent le futur comme dans Minority Report, ou encore Les Robots d'Isaac Asimov, nous viennent alors à l'esprit.

Salle serveur

Pour vous représenter visuellement cette affaire, vous pouvez, si vous êtes curieux, parcourir les photos publiées par Google sur ses data center ici , ou celles publiées par Facebook sur le data center en Suède évoqué plus-haut .
Si vous êtes plutôt littérature, une description palpitante d'un data center a été réalisée par Jean Philippe Toussaint dans son roman La Clé USB.

La consommation énergétique d'un data center (en phase d'utilisation)

Équipements numériques d'un côté et tout le reste de l'autre

Pour bien comprendre la consommation électrique d'un data center, il convient de différencier deux postes de consommation :

  1. L'énergie directement consommée par les équipements informatiques
  2. Le reste de l'énergie qui va servir à faire fonctionner le lieu, c'est à dire majoritairement refroidir les systèmes, assurer la continuité et la qualité du courant, etc.

Poste 1 : Consommation directe des équipements informatiques

Ce premier poste se comprend assez bien. Pour fonctionner, les serveurs, les disques durs, les équipements réseau ont besoin d'énergie - l'électricité. C'est tout simplement le branchement de la machine à la prise. A notre échelle, nous percevons également que la consommation électrique des appareils n'est pas uniforme. Selon la configuration technique de la machine (par exemple type de processeur, mémoire, type de carte graphique, etc.) la consommation électrique peut être plus ou moins importante. De plus, entre deux machines identiques, la consommation variera selon l'utilisation qui en est faite (gourmandise des programmes utilisés, gestion des veilles, etc.).
La consommation électrique des équipements informatiques dépend donc de leur configuration et de leur utilisation.

Poste 2 : Autres dépenses énergétiques

Le second poste lui mérite un peu plus d'explications. On va trouver tous les "à-côtés" qui sont, en réalité indispensables.

Premier "à-côté" : le refroidissement ⛄

Vous l'avez surement déjà constaté, votre ordinateur, votre smartphone, a parfois tendance à "chauffer". C'est désagréable mais physiquement cela s'explique assez bien. Votre terminal utilise le courant pour son fonctionnement et dissipe une partie de l'énergie reçue ou stockée sous forme de chaleur. On appelle cela, l'effet Joule 🧐.
Au niveau d'un appareil, cela ne pose pas trop de problèmes. Maintenant, il faut s'imaginer un data center avec des milliers de machines 🥵 ! C'est la raison pour laquelle, les data center ont besoin de systèmes de refroidissement. C'est même un enjeu extrêmement important qui va jusqu'à définir l'organisation ou l'architecture du data center !

Second "à-côté" : la continuité de service en cas de coupure de courant ⚡

Une coupure de courant, aussi brève soit-elle, peut être lourde de conséquences pour un data center.
Quand votre téléphone ou votre ordinateur n'a plus de batterie, il vous faut, une fois l'appareil alimenté, redémarrer le terminal. Puis si vous étiez sur une application bureautique, relancer cette application. Si comme beaucoup d'entre nous vous n'enregistrez pas régulièrement votre travail, vous aurez très certainement perdu le fruit de vos dernières minutes - dernières heures de travail. Au final, vous aurez ainsi perdu un peu de temps (le temps de redémarrer tout cela) et vous aurez potentiellement perdu quelques données individuelles importantes.
Pour un data center, ce n'est pas aussi simple. En cas de coupure, il faut non seulement redémarrer la machine, mais la redémarrer dans un certain ordre car elle utilise souvent des "services" d'une autre machine. Ces dépendances entre machines rallongent les temps de redémarrage complet. De plus, les services à redémarrer ne sont pas aussi "légers" que des outils bureautiques. Enfin, la perte de données peut être particulièrement critique. Imaginez un service de secours 🚒 qui n'aurait plus d'accès aux données sur les routes, les immeubles, etc. Cela peut avoir des conséquences graves.

Pour éviter cette situation, on met en place des groupes électrogènes et des onduleurs qui vont permettre de fournir du courant de qualité, pendant un temps donné, même en cas de coupure. Pour les données et transactions critiques, je vous rassure, il y a généralement en plus, une duplication des informations sur plusieurs sites afin d'éviter la rupture de service.

Les autres dépenses énergétiques

Pour fonctionner, notre bâtiment a également d'énergie pour être éclairé 💡 ou encore pour assurer le pilotage du fonctionnement des salles machines ou encore assurer la sécurité du bâtiment !

Le PUE : Graal et boussole des data centers

Le rapport de l'énergie totale consommée par le data center sur l'énergie consommée par les seuls équipements numériques donne ce que l'on appelle le PUE ou Power Usage Effectiveness. Dans la situation idéale, toute l'énergie sert aux équipements numériques et donc le PUE est égal à 1. Cette situation n'est hélas, pas possible et le PUE est donc toujours supérieur à 1.

Faire tendre le PUE vers sa valeur la plus basse, i.e. 1, est un objectif économique important des exploitants de data center. C'est également un enjeu en termes de réduction de l'empreinte environnementale. Moins je consomme d'énergie, moins j'émets de Gaz à Effet de Serre (GES) !
Les progrès technologiques et innovations mis en oeuvre au cours des dix dernières années, ont permis de considérablement réduire le PUE des data centers.
En 2016, un rapport pour l'ATEE (Association Technique Energie Environnement) évaluait le PUE moyen, en France, à 1,8. Des études plus récentes au niveau allemand ou américain indiquent un PUE moyen s'améliorant et tendant vers les 1,5. Aux Etats-Unis, les data centers les plus récents affichent dorénavant un PUE proche de 1,1 !

Quelques chiffres clés

En préambule, il convient d'indiquer qu'il n'existe pas de consensus de la communauté scientifique sur ce sujet. Cela est dû au fait que peu de données sont accessibles et que différentes approches méthodologiques sont utilisées. Extrapolations à partir des données de trafic, approche bottom-up, etc. Les trois dernières études sur le sujet semblent converger (en tout cas sur le constat à date et sur les 3 - 4 prochaines années) tout en proposant des approches différentes. Nous appuierons donc notre propos sur celles-ci (cf. section Bibliographie).

Trois chiffres clés à retenir en ce qui concerne le fonctionnement des data centers dans le monde :

  • 1% de la consommation électrique annuelle mondiale en 2018
  • 19% de la consommation d'énergie finale du secteur numérique en 2017
  • 15% des émissions de Gaz à Effet de Serre du secteur estimé en 2018

La consommation électrique d'un data center est-elle liée au trafic ?

C'est la question qui nous a amené à réfléchir à ce sujet. Ce que nous avons découvert, c'est que cette question toute simple divise les chercheurs qui étudient le sujet.

Le raisonnement "bon sens" ou la fausse bonne idée

La raisonnement "bon sens" ou devrait-on dire "réplication" consiste à transposer une situation d'apparence similaire et vécue à une question plus complexe.

Prenons l'exemple suivant : disons que je doive organiser un déménagement. J'ai une quantité de meubles qui nécessite 1 camion et 2 déménageurs. Quelques années après, j'ai deux fois plus de meubles. Le premier réflexe c'est de dire qu'on a besoin du double, soit 2 camions et 4 déménageurs. Nous verrons plus bas que ce n'est, bien évidemment, pas forcément vrai.

Dans le domaine du numérique, on pourrait dire que plus j'ai des données personnelles à conserver et plus il me faut du matériel pour les stocker.

Ce raisonnement est souvent latent dans le traitement de l'information concernant la consommation électrique des data center. Il s'exprime généralement de la manière suivante : si le trafic internet explose alors les data center auront besoin de plus de matériels, ils vont consommer beaucoup plus d'énergie pour fonctionner et encore plus d'énergie pour assurer le refroidissement.

Si on applique cette approche, disons-le clairement, les chiffres font peur 😱. Entre 2010 et 2018 on a constaté une :

  • Multiplication par 25 des capacités de stockage
  • Multiplication par 10 du trafic internet
  • Multiplication par 6 des instances de calcul

Mais alors la consommation électrique a-t-elle explosé pendant toutes ces années ??? 😱😱😱

La raisonnement bon sens et l'épreuve des chiffres

Les études les plus récentes montrent que la consommation électrique des data centers a augmenté pendant cette période. Toutefois elle n'a pas du tout augmenté au même rythme que le trafic.

Une étude américaine sortie en mars 2020 (Masanet, Shahabi dans la revue Science) montre que la consommation électrique a augmenté de 6% au total, sur la période 2010 - 2018. De son côté l'institut allemand Borderstep évaluait cette augmentation à 30%, sur une période un peu plus courte (2010 - 2017), dans un rapport publié en 2019.
Malgré l'écart significatif entre ces deux études - expliqué par le Borderstep Institue, on reste sur des ordres de grandeur comparables, notamment quand on compare ces chiffres à l'explosion du trafic internet et des données échangées (x10).

Il convient alors de retenir que la corrélation entre le trafic ou le volume de données échangées et la consommation électrique des data center n'existe pas à ce jour.

Pourquoi malgré l'explosion du trafic, la consommation électrique n'augmente-t-elle pas au même rythme ?

Cherchons ici à comprendre pourquoi le raisonnement "bon sens" ne tient pas la route.

Deux raisons majeures expliquent cela :

  1. Les progrès technologiques
  2. Le changement de modèle

1. Les progrès techniques et technologiques

Entre 2010 et 2018, des progrès technologiques 📈 ont eu lieu sur tous les postes de dépense énergétique d'un data center :

  • Efficacité énergétique des composants individuels : RAM, CPU, Routeurs, Disques durs, etc.
  • Optimisation des sollicitations des ressources matérielles : nombre de serveurs utilisés par transaction notamment
  • Meilleure gestion des "veilles matérielles"
  • Efficacité du refroidissement des salles serveur améliorée

2. Le changement de modèle : virtualisation, mutualisation et hyperscale

En parallèle, le modèle de data center a fortement évolué.

D'une part, la virtualisation des serveurs (i.e. le fait de "simuler" plusieurs machines au sein d'une unique machine physique et ainsi partager dynamiquement les ressources matérielles de la machine physique) a permis de limiter le nombre de machines physiques nécessaires et d'améliorer les consommations électriques grâce à une gestion plus intelligente des ressources matérielles.
D'autre part, le modèle 1 organisation - 1 data center n'est plus le modèle dominant. De nombreuses organisations confient désormais à un prestataire, la gestion de leur data center. Ceux-ci regroupent au sein d'un même lieu, les serveurs et données de plusieurs organisations. Grâce à la virtualisation, plusieurs organisations peuvent mêle avoir leurs services sur un unique serveur physique. On peut comparer cela à une grande colocation, voire à une auberge de jeunesse dans laquelle on trouverait des dortoirs et pour les plus sensibles, des chambres individuelles. Disposant d'une masse critique, les prestataires optimisent les bâtiments, les équipements et les consommations électriques. Dans les cas les plus avancés, ils sont en mesure d'adapter leur infrastructure aux besoins à l'instant T. C'est ce qu'on appelle l'hyperscale et cela permet de limiter la consommation électrique. Des data centers de ce type affichent d'ores et déjà des PUE proches de 1,1 - soit presque le minimum théorique.

Enfin, et même si cela ne se traduit pas par un gain énergétique, les data center font de plus en plus appel à des énergies moins carbonées (solaire, éolien entre autres) pour fonctionner. Cela baisse leur impact en termes d'émission de GES.

Que va-t-il se passer d'ici 2022 ?

Poursuite de la décorrélation trafic - consommation électrique

Les études que nous avons retenues pour rédiger cet article semblent converger sur un point. Le trafic internet et le nombre d'instances nécessaires - en première approche le nombre de serveurs virtuels, devraient doubler entre 2017 et 2021/2022.

En ce qui concerne la consommation électrique, malgré des approches profondément différentes, la publication d'Anders Andrae de 2019 et celle de l'équipe d'Eric Masanet publiée en mars 2020 dans la revue Science, se rejoignent sur un autre point clé. Les progrès technologiques devraient, en principe, permettre de limiter l'accroissement de la demande énergétique des data center pendant cette période.

L'institut allemand Borderstep Institute, reconnaît également un effet majeur et indispensable des progrès technologiques durant cette période mais table néanmoins sur une augmentation constante de la consommation électrique, de l'ordre de 7% par an (ce qui nous amène à multiplier par 2 la consommation en 10 ans 🙁).

Ce qui semble certain

Petit passage en revue des évolutions d'architecture ou technologiques qui apparaissent comme réalistes dans cette période :

  • Poursuite de la transition vers des data center mutualisés de type "hyperscale", capables d'optimiser les ressources matérielles et énergétiques
  • Virtualisation accrue et améliorée des serveurs
  • Accroissement des gains d'efficacité de certains composants matériels, notamment stockage
  • Amélioration de l'efficacité du refroidissement via mise en oeuvre de "free cooling" par exemple
  • Généralisation du recours à du matériel dont les spécifications sont conformes aux labels énergétique - Energy Star, 80Plus

Il semble également acquis que les efforts entrepris pour utiliser des énergies moins carbonées et faire bon usage de la chaleur dissipée sont amenés à s'accentuer.

Des inconnues d'ici 2022 et même après

Certaines des évolutions technologiques évoquées pour les prochaines années et certains des nouveaux usages envisagés ne sont pas assez bien définis à ce jour pour que leur impact soit d'ores et déjà connu. Ils pourraient changer la donne, en termes de consommation énergétique, dans un sens, comme dans l'autre. Rapide passage en revue de ce qui pourrait changer d'ici peu.

Les évolutions qui pourraient améliorer l'efficacité énergétique

  • Vitesse de migration vers des modèles de data center de type "hyperscale"
  • Utilisation de l'Intelligence Artificielle et des processeurs neuromorphiques pour la gestion de la consommation électrique des équipements informatiques
  • Émergence du stockage utilisant des matériaux à très haute densité
  • Généralisation des ordinateurs quantiques - bien que beaucoup d'incertitudes énergétiques demeurent à ce sujet
  • Développement des systèmes de refroidissement liquide
  • Développement de puces à 3 dimensions

Les usages qui pourraient complètement accélérer le besoin en puissance de calcul et mettraient "en péril l'équilibre"

  • La blockchain
  • L'intelligence artificielle - si la consommation générée dépasse les gains d'efficacité obtenus sur les data centers et les équipements
  • La voiture autonome et autres "smart" usages "datavores"
  • Une croissance démesurée de la demande de vidéo qui représente d'ores et déjà environ 80% du trafic internet actuel

Les autres tendances qui émergent et qui pourraient avoir un impact

Et après ?

Pour après 2022, les études commencent à diverger fortement.

Tout d'abord il y a les études qui ne s'aventurent pas sur ce terrain. On peut les comprendre, l'exercice est périlleux !
Parmi les courageux qui s'aventurent dans ces zones marécageuses, on peut dire qu'on trouve un peu de tout. Plusieurs raisons expliquent ces différences :

  • Les modèles mathématiques de simulation utilisés par les uns et les autres
  • L'estimation de la percée et de l'impact des nouveaux usages : blockchain, IA, réalité virtuelle, le mystérieux "stockage des données sur ADN", etc.
  • L'estimation de la durée d'applicabilité de la "Loi de Moore" - point probablement le plus discriminant entre les différentes études

La "loi de Moore" c'est un constat empirique qui indique que, dans l'univers numérique, "quelque chose" double tous les 18 à 24 mois. Ce "quelque chose" peut être la puissance, la capacité, la vitesse, etc. Si cette "loi" se vérifie régulièrement, elle se heurte toutefois à une limite de taille : les limites de la physique. Dit autrement, je peux optimiser mes composants dans les limites physiques posées par les matériaux que j'ai à disposition. On rentre alors dans un débat plus général entre les partisans/croyants d'un progrès illimité et ceux qui prédisent les limites du progrès.

Retenons donc qu'après 2021/2022 il est difficile de prédire quoi que ce soit. Il semble assez certain que le volume de données échangées et le trafic internet continueront de croître de manière très importante. Il n'existe à ce jour aucune certitude sur le fait que les progrès technologiques réussiront à maintenir "sous contrôle" la consommation électrique..

Il est donc très probable que la question de la consommation énergétique des data centers devienne d'ici peu, un problème majeur. .

Quelles conclusions peut-on en tirer ?

C1 : Une communication plus claire et plus objective sur le sujet est indispensable 📢

La communication actuelle autour des data centers ne permet pas, à notre sens, de poser des bases saines pour un débat objectif et constructif.

D'un côté la presse grand public a joué et continue de jouer sur le côté anxiogène du monstre énergétique sans jamais mettre en avant les progrès réalisés.
A l'inverse, les tenants d'une position plus modérée ont tellement relativisé le phénomène (notamment par rapport à la production de biens numériques) et mis en avant les progrès réalisés, que la question de l'incertitude forte sur demain est devenue secondaire.

Comme nous l'avons vu l'équation pour demain a pourtant de quoi interroger : éventuelle fin de la "Loi de Moore", nouvelle explosion du trafic sous l'impulsion des nouveaux usages et effets rebonds, incertitudes sur la capacité des innovations à prendre le relais.

Une communication claire sur le sujet pourrait être la suivante :
Malgré l'explosion de la demande [trafic internet, puissance de calcul, capacités de stockage] les data serveurs ont réussi à limiter la croissance de leur consommation électrique au cours de ces dernières années. Pour les prochaines années, il convient de poursuivre les efforts entrepris et de rester vigilant car il est loin d'être acquis que la situation pourra rester sous contrôle.

C2 : Heureusement qu'il y a eu des progrès ! 📈

Sans les progrès technologiques et les évolutions dans l'architecture des data centers, nous aurions connu une explosion insupportable de la consommation électrique des data centers. C'est d'ailleurs ce qui était craint initialement. Il est donc heureux que ces évolutions se soient opérées et il est important qu'elles se poursuivent !

C3 : Tout ça pour ça ? Encore un coup de l'effet rebond ! 🏀

La troisième conclusion à laquelle nous arrivons c'est tout ça pour ça ?.

Les progrès techniques réalisés nous apparaissent extrêmement importants (on parle de 20% de gain énergétique par an). À côté de cela, la consommation électrique a toutefois continué d'augmenter. Donc on réalise des avancées incroyables mais on augmente quand même... Pour rappel, les engagements pris lors de la signature de l'Accord de Paris sur le Climat, visait à une réduction des émissions de GES et non à une stabilisation.

Le recours croissant à une électricité moins carbonée au sein des data centers va dans le bon sens mais là aussi ! Alors que l'industrie est capable d'améliorer l'efficacité énergétique grâce à des progrès techniques, on peut déplorer que l'énergie moins carbonée produite ne puisse être déployée ailleurs, sur des industries avec moins de marges de manœuvre.

Les progrès techniques et l'utilisation d'énergies moins carbonées apparaissent comme des actions qui visent plus à maintenir le rythme de progression en limitant la casse plus qu'à réellement diminuer l'empreinte carbone du secteur. Au final, on est dans une parfaite illustration de l'effet rebond.

D'après Wikipedia, l'effet rebond se définit de la manière suivante : "l’augmentation de consommation liée à la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie, ces limites pouvant être monétaires, temporelles, sociales, physiques, liées à l’effort, au danger, à l’organisation… » Il en découle le corollaire suivant : les économies d’énergie ou de ressources initialement prévues par l’utilisation d’une nouvelle technologie sont partiellement ou complètement compensées à la suite d'une adaptation du comportement de la société

C4 : La partie n'est pas gagnée et le futur plein d'incertitudes 🏃‍♀️

À l'exception d'une étude qui s'amuse à imaginer un scénario "extrêmement positif", il n'est jamais fait mention d'une baisse ou d'une stabilisation de la consommation électrique des data center dans le futur. De plus, la "maîtrise" de l'augmentation de la consommation électrique repose sur la réalisation de progrès techniques, une espérance dans la durabilité de la "loi" de Moore et sur la maîtrise des nouveaux usages.

Dit autrement, personne ne semble s'engager dans une diminution réelle de l'impact environnemental des data center et la probabilité que la demande augmente brutalement est loin d'être hypothétique.

C5 : Nos usages peuvent dessiner demain 🧩

Le trafic internet, le volume de données échangées est directement lié à nos usages individuels ainsi qu'aux usages collectifs auxquels nous souscrivons ou que nous tolérons.

Nous avons la possibilité d'adapter nos comportements, de limiter certains usages voir de refuser l'émergence de tel ou tel usage ou technologie.

Par exemple, à titre individuel, il est possible de mieux gérer son usage des vidéos en ligne (désactivation du mode de lecture automatique, réduction de la définition, lecture uniquement via réseau domestique ou pro et non par réseau téléphonique, etc.) - on rappelle qu'on estime que la vidéo en ligne représente 80% du trafic internet

Au niveau des organisations, il nous paraît important d'inclure la question des impacts environnementaux au sein de tout projet numérique, notamment quand il induit une forte augmentation du trafic ou d'échange de données. Les bénéfices apportés par la mise en place de mesures de type "smart city" ne doivent pas être annulés par les impacts environnementaux du numérique (à la fabrication ou à l'usage) à court et moyen terme. Le think tank The Shift Project écrit de très bons rapports, dont celui-ci, qui illustrent la notion de sobriété numérique.

Il en va de même au sein de la société. Nous avons la chance d'avoir la liberté de pouvoir exprimer notre vision, nos souhaits pour la société de demain. Les décideurs publics écoutent ce qui se passe. Ils écoutent également les arguments économiques qui, ne le nions pas, sont importants. En portant les questions sur la place publique dans un cadre objectif et partagé, nous pouvons faire changer les choses.

Les récents échanges sur la 5G ne laissent malheureusement pas présager de débats apaisés et rationnels sur ces questions technologiques. Mais à l'heure où la compréhension des impacts environnementaux du numérique progresse et où la question du dérèglement climatique préoccupe de plus en plus de citoyens, nous restons confiants sur le fait que les futurs dossiers seront traités de manière plus exemplaire. La voiture connectée représenterait un premier dossier assez intéressant !

Quelques préconisations

A la lecture de la littérature scientifique sur le sujet, nous pouvons émettre un certain nombre de préconisations pour limiter l'impact énergétique et environnemental des data centers

  • Accentuer les travaux de recherche et d'innovation qui permettent d'améliorer les performances énergétiques des composants et des bâtiments
  • Poursuivre les mouvements de virtualisation et de mise en place de data centers mutualisés dans le respect des contraintes de sécurité et des enjeux de souveraineté
  • Communiquer de manière claire et transparente sur le sujet
  • Fixer aux data centers des objectifs en termes de réduction nette de sa consommation électrique et sanctionner en cas de non respect
  • Accentuer le recueil systématique des données de consommation électrique
  • Conduire systématiquement des Analyses du Cycle de Vie [ACV] pour les services qui peuvent être proposés en SaaS ou OnPremise afin d'étudier le modèle le plus adapté
  • Évaluer l'impact de chaque innovation sur le trafic de données, stockage et, in fine, consommation électrique des data centers avant sa mise sur le marché
  • Annualiser les études portant sur ce sujet afin d'être en mesure d'agir plus vite

Chez Aelan, nous travaillons avec les collectivités territoriales et nous pensons bien sûr, à la question de la sécurité et de la souveraineté des data centers.
Ainsi, il nous paraît intéressant de favoriser les mutualisations de data centers entre collectivités. Cela permettrait de mutualiser les infrastructures, réduire les impacts environnementaux et offrir un niveau de sécurité et de souveraineté à des petites collectivités qui n'y ont pas toujours accès.
Ceci n'est d'ailleurs pas qu'une préconisation théorique. La Ville de Paris ou le syndicat mixte Somme Numérique (qui compte comme adhérents le département ou la CA Amiens) ont mis en place des data centers mutualisés. Il nous semble par ailleurs que de cela permettrait également de simplifier certains sujets tels l'archivage électronique ou la mise en place de solutions de travail collaboratif et visio conférence.

Eléments bibliographiques

La rédaction de ce post du blog Aelan s'appuie sur plusieurs articles, études et travaux de recherche. Les références sont indiquées ci-dessous :